C’est la dernière pièce dont on parle. Ces quelques mètres Carrés prennent désormais la lumière et sont l’objet de toutes les attentions des designers.
Je suis très fière de nos toilettes, lance Camille Andrieux, cofondatrice d’Habile, lieu hybride à la fois restaurant, épicerie fine et point de vente de leur marque de vêtements éponyme (Paris 10e).
"La situation actuelle nous a forcés à passer beaucoup de temps chez nous. Nous avons davantage d’appréhension à nous rendre aux W.-C. dans des lieux publics. Nous voulions que nos clients s’y sentent bien. D’ailleurs, contrairement aux habitudes, nous avons démarré les travaux par les cabinets, afin d’être sûrs d’avoir suffisamment de budget". La salle d’eau jaune poussin abrite deux petits coins mixtes avec trône assorti : l’un rose co- rail surplombant les toits de Paris, l’autre vert sapin pour une escapade en forêt tropicale.
«On dit souvent que les toilettes sont la vitrine d’un restaurant, appuie Tigrane Seydoux, cofondateur des trattorias Big Mamma. Les clients apprécient nos efforts pour rendre ce lieu plus agréable. Et puis, aujourd’hui, un restaurant est pensé et vécu comme une expérience à 360°. On accorde de l’at- tention non seulement à la nourriture, mais également à l’art de la table, à la lumière... Aux détails en général, et les toilettes en font plus que jamais partie. Nous avons notre propre studio de design, en interne, basé à Londres, et nous passons des heures à réfléchir afin de faire de nos sanitaires de vrais desti- nations. »
En 2015, ils installent, dans leur deuxième adresse de la capitale, Ober Mamma (Paris 11e), des miroirs sans tain sur les portes des W.-C., déroutant les visiteurs en mal d’intimité. La firme s’illustre ensuite à La Felicità, food market XXL ouvert en 2018 au sein de la Station F (Paris 13e). Ici, chaque cabi- ne transporte l’utilisateur dans un uni- vers différent tranchant radicalement avec l’esprit guinguette des environs : un chalet de montagne et son cerf-tro- phée, une discothèque berlinoise et ses néons multicolores, un cocon rose dra- gée aux formes organiques...
Pour aller encore plus loin, Habile et Big Mamma s’associent à la jeune marque Trone, qui propose des sanitaires colorés aux lignes originales et à l’esthétique forte, sorte d’ovnis dans un océan de céramique blanc. Les deux modèles de la griffe, dont l’un est doté d’un réservoir en forme de tube trans- parent, se déclinent en de nombreuses teintes et finitions - moucheté, bicolo- re... Passionné de design, le fondateur, Hugo Volpei, s’entoure d’une équipe d’architectes d’intérieur et s’attaque à la conception des salles d’eau de ses clients. Il aime créer la surprise et déstabiliser le visiteur : « Popine, pizzeria parisienne de Ménilmontant, nous a don- né carte blanche. Nous avons ainsi braqué de fausses caméras de surveillance surdimensionnées sur le trône. Grâce à un jeu de néon, l’utilisateur a l’impression qu’un laser est pointé directement sur lui. D’après le patron de l’établisse- ment, beaucoup ont été déroutés, certains sont ressortis aussi sec afin de s’assurer qu’ils n’étaient pas filmés. Nous aimons ce côté provoc, sans que cela tourne à la rigolade, car le but est avant tout de rendre cette pièce et cet objet désirables. » L’idée de ces sanitaires atypiques éclôt dans l’esprit d’Hugo alors qu’il dîne au Sketch, à Londres, et se rend dans la salle d’eau imaginée par Noé Duchaufour-Lawrance. Le trentenaire est ébloui par les capsules-œufs, l’ambiance futuriste, le plafond aux dalles bariolées... Et extrêmement déçu quand, poussant la porte des « pods », il se retrouve nez à nez avec une cuvette ordinaire couleur ivoire.
Cabinet de curiosités
« Les toilettes colorées sont dans les années 1930, et étaient à la pointe de la mode dans les années 1970 et 1980, assure Sam Powell, fondateur de la griffe The Bold Bathroom Company - leurs W.-C. au look vintage disponibles dans une multitude de coloris ont été choisis par Luke Edward Hall pour l’hôtel Les Deux Gare (Paris 10). Après des décennies de blanc, il y a un regain d’intérêt croissant pour les sanitaires avec du caractère. Surtout depuis le premier confinement et le télétravail imposés par la pandémie, les gens cherchent désespéré- ment à apporter de l’excitation et de la couleur à leur logement. Regarder quatre murs crayeux à longueur de journée peut s’avérer lassant, et la salle d’eau est l’en- droit idéal pour laisser libre cours à son imagination. D’ailleurs, la majorité de nos clients sont des particuliers ».
La styliste Marion fait partie de ceux qui mettent le paquet dans leurs cabinets : « Nous avons apporté autant de soins à la décoration de nos toilettes que dans le reste de notre logement. Lors d’un voyage au Brésil, j’ai découvert dans un restaurant des W.-C. extraordinaires qui contrastaient radicalement avec le reste du lieu, ce qui m’a inspiré à faire de même. » Ainsi, elle surcharge le petit coin d’objets chinés, le transforme en cabinet de curiosités baignant dans une lumière tamisée quand le reste du rez- de-chaussée est un lieu d’épure immaculé. «Sur une grande surface, ce parti pris aurait pu s’avérer oppressant. »
Pop culture
De plus en plus d’aficionados de pop culture profitent des W.-C. pour afficher leur passion pour des films, des séries ou des livres, de Star Wars à Harry Potter en passant par Spirou. La youtubeuse Léa Camilleri aux 484 000 abonnés a ainsi redécoré ses cabinets en avril dernier : «Je suis une grande fan de Jurassic Park et j’ai accumulé beaucoup d’objets qui finissaient cachés dans une boîte. Je voulais trouver un moyen de les exposer et les toilettes m’ont semblé l’en- droit idéal. » Guère bricoleuse, elle préfère s’atteler pour son premier chantier à peu de mètres carrés. Papier peint façon jungle et planches de bois, plantes luxuriantes et merchandising en tout genre - Jeep logotypée en Lego, tête de T. rex en peluche, faux passe VIP, carte de l’Isla Nublar, enceinte diffusant le générique et les répliques emblématiques à chaque ouverture de porte... La vidéo de l’avant-après postée par Léa sur Insta- gram cumule les 800 000 vues, devenant la plus regardée du compte de la jeune femme.
Les photographies de toilettes singulières fleurissent sur les réseaux sociaux, créant un buzz non négligeable pour les restaurateurs. « Un soir, une jeune femme est restée dans nos W.-C. un certain temps, au point que nous nous inquiétions, continue Camille Andrieux, du restau- rant-boutique Habile. Je suis allée voir : elle avait emporté plusieurs tenues et se photographiait devant notre miroir surplombé d’un néon vermillon. » Les W.-C. ne sont plus des endroits négligés, redoutés, mais des lieux où l’on se sent bien et où l’on aime passer du temps. Un passage obligé pour les amis de Léa : «C’est une pièce que l’on découvre seul, où l’on ne fait qu’une seule chose. J’entends souvent mes invités y rigoler. Ils aiment s’y photographier, s’y filmer. Faire de ce lieu peu glamour un endroit divertissant permet de dédramatiser le côté toilettes. » ■
Madeleine Voisin - Le Figaro - vendredi 25 février 2022